L'oratoire Saint-Joseph, le Sacré-Coeur de Paris, et le géographe marxiste: un compte rendu d'un article de David Harvey

oratoireDans ma petite présentation du paysage catholique montréalais j’ai oublié ce qui est évident comme le nez au milieu de la figure, à savoir l’Oratoire Saint-Joseph, haut lieu pour les pèlerins et pour les touristes. Situé sur le Mont-Royal, l’oratoire domine la ville, offrant un panorama de toute beauté. L’histoire de l’édifice est indissociable de la personnalité de frère André, membre de la congrégation de Sainte Croix. Vous apprendrez tout sur le personnage en cliquant ici. La position de l’édifice et sa forme rappelle étrangement le Sacré Coeur à Paris qui a le mérite de faire grimper les touristes quand ces derniers ne prennent pas le funiculaire. J’en reviens à mes préoccupations de géographe et l’hypothèse que la visibilité spatiale d’un édifice indique d’une manière métonymique la visibilité sociale de l’institution dont il témoigne. Si l’histoire de l’Oratoire Saint Joseph est empreinte de romantisme: un moine modeste, portier de collège, qui commence par bâtir une petite chapelle, et petit à petit, la chapelle laisse place à l’Oratoire actuel. C’est quasiment un conte de Noël. L’histoire du Sacré Coeur est assez peu connue des Parisiens et des touristes. Il se trouve que David Harvey, géographe marxiste et radical célèbre, auteur du classique The Condition of Postmodernity (le lien vous envoie sur la page de Google Scholar consacrée à l’ouvrage en question), est l’auteur d’un de mes articles favoris, consacré au Sacré Coeur de Paris. Cet article intitulé « Monument and Myth » fut publié dans la revue The Annals of the American Geographers dans la livraison de septembre 1979 (volume 69/3). Cet article fut motivé par un séjour de l’auteur à Paris entre 1976 et 1977. Quand on connaît le personnage on se doute que l’article ne se finira sans doute pas par une exhortation au Sacré Coeur de Notre Seigneur Jésus Christ et encore moins par une invitation à poser un cierge dans la basilique. 

Ce qui intéresse Harvey, ce sont les circonstances qui ont entouré la construction de l’édifice. Comme il l’écrit dans l' »abstract »: « the Basilica of Sacré Coeur, which strategically and symbolically dominates the northern skyline of Paris, has a strange and tortured history. Conceived of in the course of the Franco-Prussian War of 1870-71, it construction was seen by many as an act of penitence for the moral decadence of the Second Empire of Napoleon III as well for the supposed excesses of the Paris Comune of 1871 ». Ce qui intéresse Harvey ce n’est nullement le bâtiment en tant que tel, mais c’est davantage l’écheveau complexe de controverses et les pressions qui entourèrent sa construction. Plus qu’un symbole religieux, le géographe montre que c’est un symbole éminemment politique et idéologique. Et c’est encore plus vrai quand on a à l’esprit que le Sacré Coeur est construit « upon the very spot where some of the most significant opening and closing events of the Paris Commune occured ». Les multiples débats qui ont fait l’histoire du lieu expliquent que si la première pierre fut posée en 1876, ce n’est finalement qu’en 1919 que la basilique fut consacrée. Je propose de présenter la structure du texte et en montrer les éléments saillants pouvant être repris à son compte par le géographe du religieux. L’article de Harvey est construit en deux temps: dans une première partie l’auteur présente la séquence d’événements conduisant à la construction de la Basilique, et dans une seconde, il présente précisément la controverse ayant entouré les travaux. Des événements des années 1870, Harvey retient la guerre perdue contre la Prusse et les journées de la Commune de Paris. Ces événements sont essentiels dans la mesure où ils participent de la construction du mémoire des lieux, notamment en ce qui concerne la butte de Montmartre. En mars 1871, la foule s’en prend directement aux canons de l’armée gardées sur la butte de Montmartre. Le général Lecomte ordonne aux soldats de tirer: ces derniers n’en font rien et fraternisent avec la foule. le général Lecomte et le général Thomas sont fait prisonniers et finalement fusillés. Comme le dit Harvey: « this incident is of crucial importance for our story. The conservatives now have their martyrs ».

A l’issue de ces années de violence il apparaît clairement aux yeux de certains catholiques que la France a pêché et qu’il est impératif de rétablir l’ordre à tous les niveaux. « There was little to stop the consolidation of the bound between monarchism and intransigent Catholicis. And it was such a powerful alliance that was to guarantee the building of Sacré Coeur » (p. 374). La construction de l’édifice doit venir rappeler ces fautes et en même temps les réparer. Ainsi que le souligne Mgr Guibert, l’archevêque de Paris: « ce temple, érigé comme un acte public de contrition et de réparation se tiendra parmi nous comme un signe de protestation contre les autres édifices et ouvrages d’art érigés à la gloire du vice et de l’impiété ». Ce dernier rappelle ainsi que la future Basilique rachète aussi le matérialisme supposé ayant marqué le pouvoir de Napoléon III. Reste à trouver un lieu propice à recevoir un tel édifice. Legentil, un bourgeois parisien qui a fait voeu durant la guerre de faire tout son possible pour ériger une église dédiée au Sacré Coeur, devenu le chef de fil des défenseurs de la future Basilique, propose comme localisation possible l’emplacement de l’actuel opéra Garnier qu’il considère comme un « scandaleux monument d’extravagance, d’indécence et de mauvais goût ». Mais l’archevêque de Paris préfère les hauteurs de Montmartre « because it was only from there that the symbolic domination of Paris could be assured » (p. 376). Mais les autorités ont projeté de construire une caserne militaire sur cet emplacement. L’archevêque insiste sur le fait que la construction d’une église sera moins offensante. « Thiers and his ministers, apparently persuaded that ideological protection might be preferable to military, encouraged the archbishop to pursue the matter formally » (p. 376). L’archevêque va même jusqu’à exiger qu’une loi soit votée, faisant de la construction de la Basilique un chantier d’utilité publique afin de faciliter les procédures d’expropriation. La loi est votée en juin 1873 avec 244 voix. Quelques voix s’élèvent contre le projet, notamment un député radical (que Harvey ne nomme pas): « En voulant établir sur les hauteurs de Paris qui dominent la capitale, source de la libre pensée et de la révolution, un édifice catholique, qu’avez-vous à l’esprit? En faire le triomphe de l’Eglise sur la Révolution ». 

Un grand concours est lancé afin de choisir un architecte. Parmi les 78 projets soumis, c’est finalement celui de l’architecte Abadie qui est retenu. Et au printemps 1875 tout est fin prêt pour poser la première pierre. Les 40 années qui séparent la pose de la première pierre et la consécration de la Basilique sont marquées par des difficultés financières à mesure que le culte du Sacré Coeur s’essouffle, et tous les stratagèmes sont bons pour encourager les gens à donner. Ainsi les famille peuvent peuvent acquérir des pierres sur lesquelles les noms des donateurs seront inscrites. Des régions et des organisations sont également encouragées à donner en vue de la construction de chapelles particulières, chacune ayant une signification propre. Dans l’une d’entre elles on voit Jésus enseignant la foule, rappelant au passage que l’un des principaux pêchés de la France fut la mise en place d’une école sans Dieu. Une des dernières péripéties concernant la construction de la Basilique survient en 1880 quand on propose lors d’un conseil municipal de la mairie de Paris d’ériger une statue géante de la Liberté juste devant l’église, sur un terrain appartenant à la ville. Finalement la statue est envoyée où l’on sait. Mais les débats se poursuivent et certains députés demandent de revenir sur la loi d’utilité de 1873 et d’ériger plutôt un bâtiment d’intérêt public. la Basilique est sauvée de justesse. Et en 1899 « a more reform-minded Pope didecated the cult (du Sacré Coeur) to the ideal of harmony among the races, social justice, and reconciliation » (p. 381) de manière à créer un consensus.Harvey souligne avec malice qu’en 1971 des militant « rouges » trouvèrent refuge dans la Basilique et appelèrent leur camarades à se joindre à eux et à occuper une église « construite sur les corps des communards dans le but d’effacer la mémoire  de ce drapeau rouge qui avait flotté pour trop longtemps sur Paris ». Cet article de David Harvey est un classique chez les géographes des religions car il a ouvert des perspectives particulièrement riches.

On remarque que l’article est plutôt descriptif, Harvey ne faisant pas directement d’analyses. Ces dernières sont laissées à la sagacité du lecteur. On peut reprendre l’article et voir comment l’espace est placé au coeur du récit des événements rapportés par Harvey. En ce sens, ce dernier raconte une histoire par le prisme de l’espace.

  • L’espace premier est la colline de Montmartre en tant qu’espace originel, cet espace allant recevoir successivement plusieurs significations et plusieurs réalisations symboliques. 
  • Sur cet espace originel vient se greffer à un second niveau l’espace des martyres de la Commune, que ce soit du côté des Communards que de celui des Conservateurs. 
  • Un troisième niveau est constitué par le débat autour de ce qu’il faut construire au sommet de la colline une fois les violences et les périodes de troubles finies. On a vu que les autorités publiques avaient d’abord pensé à un fort militaire. Finalement on fait le choix du symbole religieux au symbole de l’autorité coercitive. 
  • Enfin, un 4ème niveau est constitué par la construction de la basilique et par les péripéties qui l’entourent. 

 Toutes ces couches participent d’une même histoire qui trouve en quelque sorte sa cristallisation dans l’espace. L’espace n’est ici pas neutre mais constitue au contraire un enjeu majeur: enjeu symbolique, religieux, social, politique et militaire. Ces différents éléments se trouvant enchevêtrés les uns dans les autres: le religieux relevant autant du symbolique que du politique ou du social.  Si l’article est resté célèbre c’est qu’il pose plusieurs questions quant aux dimensions spatiales de la religion et qu’il entre en parfaite résonnance avec ce que font maintenant depuis plusieurs années les chercheurs dans la lignée des cultural studies et inspirés par des auteurs comme Foucault pour les relations de pouvoirs et les jeux de pouvoir dans un cadre spatial, et par Gramsci à propos des relations entre hégémonie politique et culturelle. On voit ainsi se dégager trois principaux types de questions dans l’article de David Harvey:

  •  la question des relations de pouvoir dans l’espace et les luttes qui produisent l’espace. Une des leçons de Harvey est que l’espace est fondamentalement une dimension de la société marquée par le conflit. Cette question de la lutte comme agent producteur est ici essentielle. La production de l’espace est ainsi un processus sous tension et c’est de cette tension que peut émergé un espace construit. La perspective marxiste de Harvey n’est pas cachée. Il finit d’ailleurs l’article par cette simple remarque: « All history is, after all, the history of class struggle ». 
  • la question de l’usage symboles dans l’espace et la capacité des groupes à les utiliser. Dans cette perspective on voit parfaitement que le religieux est secondaire et que prime des considérations idéologiques marquées par un clivage entre des éléments progressistes et des éléments plus conservateurs. Affirmer que le religieux et le politique sont mêlés n’est pas vraiment nouveau, le religieux usant de l’appui du politique pour (ré)instaurer son influence, et le politique usant du religieux pour mobiliser et remettre de l’ordre. 
  • l’idée que la visibilité spatiale d’un monument participe de l’entreprise de légitimation de l’institution à laquelle il appartient. Cela signifie que la guerre des signes dans l’espace urbain est importante et qu’on ne saurait la négliger sous prétexte que ce ne serait que du symbolique. 

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