Will Kymlicka: défense et illustration du multiculturalisme

 

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Je profite de la lecture récente de Finding our way : rethinking ethnocultural relations in Canada pour dire quelques mots d’un philosophe que j’apprécie tout particulièrement, à savoir le Canadien Will Kymlicka. Dans cet ouvrage paru en 2002 Kymlicka se lance dans une entreprise de haute voltige : défendre le modèle multiculturel mis en place au Canada par Trudeau à partir de 1971. Haute voltige, car dire que le multiculturalisme a du plomb dans l’aile est un euphémisme. Et ce qui est d’autant plus frappant c’est que les attaques viennent de tous bords : de la part de l’extrême droite qui y voit là la soumission aux exigences sans borne des minorités culturelles (on pensera à l’expression de « dhimmitude » par laquelle on désigne l’attitude supposée des responsables politiques des pays du Nord face aux minorités musulmanes) et de la part de la gauche (du moins une partie) qui dénonce le multiculturalisme comme un aveu d’échec de l’intégration républicaine fondée sur les droits de l’individu et non ceux de groupes particuliers. Pour lire quelques critiques en règle du multiculturalisme, je renvoie au site internet de l’Observatoire du communautarisme. On y trouve notamment une petite note de Pierre-André Taguieff et la présentation du livre de Walter Ben Michaels La Diversité contre l’égalité (traduit de l’anglais). Ce dernier y développe une critique assez classique du multiculturalisme : la recherche l’égalité culturelle permet de ne plus rechercher l’égalité socio-économique ce qui satisfait pleinement les politiques libérales (au sens français). Une telle critique est déjà présente sous la plume de l’américaine Nancy Fraser, dans l’opposition entre « reconnaissance » et « redistribution ».

 

Le livre de Kymlicka, Finding our way, est particulièrement réjouissant car il tord le cou à un certain nombre de critiques du multiculturalisme en reprenant systématiquement les critiques qui lui ont été adressées.

 

Il prend pour point de départ (chapitre 1) deux ouvrages qui eurent un grand succès au début des années 1990 : Selling illusions : the cult of multiculturalism in Canada de Neil Bissoondath (auteur originaire de Trinidad) et Nationalism without walls : the unbearable lightness of being Canadian de Richard Gwyn. Selon Bissoondath le multiculturalisme conduit inévitablement à une forme de ghettoïsation car il encourage les minorités culturelles à vivre en autarcie au lieu de s’intégrer. Ceci aurait pour conséquence de ne pas permettre aux enfants et petits enfant des immigrés de se penser comme Canadiens. La critique de Gwyn est du même ordre. Il affirme que “official multiculturalism encourages apartheid, or to be a bit less harsh, ghettoism” (on appréciera l’atténuation). Gwyn ajoute que le multiculturalisme encourage l’édification de murs symboliques et physiques entre les groupes et encourage les leaders communautaires à tenir leurs membres en dehors de la société globale.

 

Afin de répondre à Bissoondath et Gwyn Kymlicka avance une série de contre arguments concernant le Canada:

·        depuis 1971 le taux de naturalisation (décision de prendre la citoyenneté canadienne) n’a pas faibli comme on pourrait le croire, et ce taux est plus fort parmi les groupes récents que parmi les Américains et les Britanniques.

·       Depuis 1971, la participation de personnes issues de minorités dans la vie politique est allée croissante. Par ailleurs les immigrants récents n’ont pas formé de partie sur une base ethnique.

·       Il y a une très forte demande de la part des minorités d’apprendre l’anglais et/ou le français qui sont les deux langues officielles.

·       Le taux de mariages mixtes s’est accru depuis 1971.

 

Dans ces conditions Kymlicka se demande pourquoi les critiques envers le multiculturalisme sont si rudes. Selon lui, c’est que les gens ne savent pas vraiment en quoi consiste le multiculturalisme (Kymlicka définit lui-même dans le Dictionnaire des sciences humaines  le multiculturalisme comme un ensemble de pratiques juridiques reconnaissant et prenant en compte institutionnellement la diversité ethnique). Par exemple, Gwyn et Bissoodath croient que le multiculturalisme encourage les immigrants à pratiquer le « monoculturalisme ». Or, il les encourage au contraire à s’engager en tant que citoyen dans la vie publique. Par ailleurs Kymlicka voit dans la critique généralisée des politiques multiculturelles, le résultat d’une absence de pédagogie politique de la part des dirigeants canadiens. Il souligne qu’il est significatif que l’opinion publique pense que les concessions faites aux minorités sont sans limite. C’est la bonne vieille « slippery slope theory », théorie de la pente glissante : donnez un peu et on vous prendra tout. C’est là un point essentiel d’ailleurs largement répandu au-delà du Canada. Pierre-André Taguieff écrit ainsi : « C’est dans les pays qui ont institutionnalisé le multiculturalisme, donc inscrit dans la loi le principe du respect inconditionnel (souligné par moi) des « identités culturelles », que l’opinion musulmane s’aligne le plus sur les positions islamistes ». Le multiculturalisme serait ainsi sans borne, sans limite, et ne serait au final qu’une sorte de culte fasciné de la différence culturelle. Kymlicka consacre le chapitre 4 « the limits of tolerance » à cette question.

 

Le livre est bâti selon deux grandes parties. La première porte spécifiquement sur le multiculturalisme tandis que la seconde interroge les relations entre la cohabitation du fédéralisme et du nationalisme au Canada. Le titre de la première, “the merits of multiculturalism” annonce clairement le propos : certes, le multiculturalisme n’est pas parfait, mais il a le mérite d’avoir permis l’intégration des populations immigrées. Car c’est le point fort de la thèse défendue par Kymlicka et qui peut surprendre : le multiculturalisme n’a pas pour fonction de séparer les nouveaux arrivants de la culture globale, mais elle doit au contraire permettre l’intégration. Je ne parlerai ici que des 4 premiers chapitres qui sont particulièrement riches.

 

Le chapitre 2 invite à remettre le multiculturalisme dans son contexte. Kymlicka inverse la perspective traditionnelle : le multiculturalisme n’est pas le résultat de demandes et exigences des minorités culturelles, mais au contraire une réponse de ces groupes aux exigences posées par les structures étatiques en termes d’intégration. Selon Kymlicka les critiques du multiculturalisme oublient deux éléments essentiels : ils prennent le multiculturalisme isolément alors qu’il doit être replacé dans l’ensemble des politiques touchant les immigrés. Et en second lieu, ils font fi du rôle de l’Etat dans la vie culturelle d’une société. Et c’est parce que le multiculturalisme doit être replacée dans une logique d’intégration que Kymlicka parle d’une « renégociation des termes de l’intégration » (chapitre 3). C’est là le cœur du propos. Le multiculturalisme n’est pas un séparatisme et ne vise pas à la ghettoïsation. Encore une fois le philosophe invite à replacer la mise en place d’une politique multiculturelle dans le contexte du début des années 1970 afin de ne pas oublier que les promoteurs de cette politique n’avait pas de projet défini une fois pour toute. En ce sens, le multiculturalisme n’est pas une idéologie politique mais une expérience ancrée dans un contexte historique et culturel particulier.

 

Le chapitre 4, “the limits of tolerance” dont j’ai fait mention plus haut constitue une fois de plus l’occasion de revenir sur une hypothèse fausse concernant les politiques multiculturelles. Selon une idée fortement répandue le multiculturalisme serait intrinsèquement « jusqu’au-boutiste » : une fois des concessions faites, il est impossible d’en refuser d’autre. C’est ce que j’ai désigné par l’expression de « théorie de la pente glissante » qui a le mérite d’être particulièrement parlante. Kymlicka cite Bissoondath et Gwyn qui vont effectivement dans ce sens. Ce dernier souligne qu’au nom du multiculturalisme on va justifier l’excision et cette pratique mutilatrice sera désignée comme une pratique culturelle, au même titre que “chanter O’ Sole Moi ou les danses des Highlands” (Gwyn). J’ouvre une petite parenthèse : les critiques du multiculturalisme font de ce dernier un relativisme culturel s
intégrant parfaitement dans la culture postmoderne qui est la notre. Ainsi tout jugement de valeur serait condamnable au nom du respect de la différence. Kymlicka s’engage dans une toute autre voie et rappelle qu’il y a des valeurs non négociables. Le multiculturalisme n’est donc pas un relativisme. S’il invite effectivement à
  faire une place à la différence il ne l’érige pas en valeur absolue et indiscutable. Selon Kymlicka si cette idée « jusqu’au-boutiste » est si répandue, c’est que les limites n’ont jamais été clairement posées et affirmées (dans le cas canadien). Il reconnaît à Bissoondath l’idée que les gouvernants ont pêché par absence d’information et de communication.

Dans ce chapitre Kymlicka revient à des éléments qu’il a déjà développé dans un autre de ces ouvrages, la citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités. Il y distingue les « protections externes » et les « restrictions internes ». Les premières concernent les relations d’une minorité avec la société globale (“inter-group relations”), tandis que les secondes ont pour fonction de garantir la liberté de l’individu (“intra-group relations”) car dans le cadre des démocraties libérales, c’est l’individu qui, in fine, est en mesure de faire des choix de vie. Les « restrictions internes » sont nécessaires car elles permettent d’établir des limites dans certains groupes ethniques où au nom de la pureté culturelle on va contraindre les individus de suivre telle ou telle voie. La distinction établie par Kymlicka s’inscrit plus largement dans un débat sur la tension entre l’individu et le groupe, tension présente dans toutes les discussions sur les droits à accorder aux minorités culturelles. En effet, une démocratie comme la France reconnaît des citoyens et non des groupes, il n’y a donc en théorie pas d’intermédiaire entre l’Etat et l’individu. Il en va différemment en Amérique du Nord où la notion de « communauté » est essentielle pour comprendre les modes de régulations sociales. Et c’est d’ailleurs pour cela que les politiques multiculturelles sont difficilement applicables telles quelles en France.

Malgré tout, Kymlicka rappelle qu’une politique multiculturelle saine doit permettre aux individus de faire des choix responsables, en toute connaissance de cause. Cela ne vous rappelle rien ? L’affaire ou plutôt les affaires du foulard dont le climax fut atteint en 2004 lors de la commission Stasi et la loi sur les signes religieux dans l’enceinte des établissements scolaires. Lors des interminables discussions il y eut un tabou majeur, celui des jeunes filles choisissant de porter le voile. On a d’ailleurs fait remarquer que lors des auditions de la commissions Stasi, ces jeunes filles avaient été tenues à l’écart. Je ne vais pas plus loin, mais cet exemple illustre parfaitement cette tension entre l’individu et la communauté, et surtout les capacités de choix qu’on accorde à la personne.

 

En dernier lieu, Kymlicka invite à ce que se tienne un débat public entre les citoyens, les intellectuels et les hommes et les femmes politiques. Il concède à Gwyn et Bissoondath l’idée que les élites étouffent un tel débat. Il écrit : « cependant le débat sur cette question a été évincé par les élites qui suggèrent que toute personne critiquant le multiculturalisme est pleine de préjugés ». La fameuse commission Bouchard-Taylor qui a parcouru la province du Québec afin de rencontrer les citoyens entre 2007 et 2008 illustre parfaitement cette nécessité de la discussion. Dans le cas français, on ne puisse pas vraiment dire qu’une telle discussion ait eu lieu. Les débats autour du foulard ont non seulement manqué de sérénité mais en plus ils ont occulté d’autres enjeux qui ne sont pas seulement religieux. Ces débats sont d’ailleurs ont véritable serpent de mer puisqu’ils ont été relancé à l’occasion d’une proposition de commission parlementaire sur l’interdiction du voile intégrale dans l’espace public. 

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