Quand les médias s’intéressent aux communautés évangéliques, notamment celles issues de l’immigration, les analyses empruntent deux voies principales : les pratiques de sorcellerie et de délivrance, et les abus financiers des pasteurs. De même que Thomas Deltombe (avait analysé le traitement de l’Islam par les médias français, montrant comment ces derniers participaient à la construction d’un « Islam imaginaire », un mémoire de recherche sur le traitement des évangéliques par ces mêmes médias seraient sans doute révélateur d’un certain nombre de clichés et de préjugés, reposant malheureusement parfois sur des faits avérés.
Les Québécois ont ainsi appris il y a quelques jours que « Trois personnes, dont le pasteur de l’église évangélique de Béthel de Montréal, Mwinda Lezoka, ont été arrêtées pour fraude par la Sûreté du Québec (SQ), mardi. Elles sont accusées d’avoir fraudé le Parc Safari d’Hemmingford pour près de 1 million de dollars de 2005 à 2008 (sur le site de Radio Canada, en date du 8 mars 2011) ». Si les médias québécois ont relayé cette information c’est qu’elle constitue un élément nouveau dans une affaire – presque un feuilleton – qui a débuté l’an dernier. En juillet 2010, journaux et radios rapportaient l’histoire de « paroissiens de la Communauté chrétienne de Béthel, une église évangélique de Montréal, accusent leur pasteur de les avoir floués pour des centaines de milliers de dollars (…). Au moins 24 membres de cette communauté affirment que le révérend Mwinda Lezoka, un homme d’origine congolaise qui a prêché auprès de la communauté africaine à Montréal pendant 20 ans, aurait empoché des sommes importantes qu’ils lui ont prêtées pour pourvoir aux activités de l’église (sur le site de Radio Canada, en date du 27 juillet 2010)».
D’abord silencieux, le pasteur a répondu aux questions des journalistes de Radio Canada et s’est défendu de tout abus de sa part : « Selon le pasteur Mwinda Lezoka, les travaux de rénovation non payés et les emprunts non remboursés aux fidèles s’expliquent par les difficultés financières de l’église, et non par des actes de malversation. Le pasteur assure que son église fera tout en son pouvoir pour rembourser ceux qui lui ont prêté de l’argent. Pour le révérend Lezoka, tout a commencé avec l’achat de l’immeuble pour l’église, avec des paiements hypothécaires trop élevés. Une membre lui aurait alors présenté la solution miracle : un prêt de 700 000 $ du Parc Safari d’Hemmingford, où elle était comptable, et à un taux avantageux (sur le site de Radio Canada, en date du 29 juillet 2010)». Par ailleurs, lé défense du pasteur s’est déplacée sur le terrain démonologique puisque ce derier a ainsi affirmé aux journalistes que « nous croyons que c’est une attaque démoniaque », argument n’a sans doute pas plaidé en sa faveur, puisque le grand public est rarement perméable a ce type d’argumentaire.
Pour une anthropologie et une sociologie des offrandes
Si la question de l’argent se pose évidemment dans les Eglises – mais où ne se pose-t-elle pas ? – elle ne peut se réduire au seul scénario du pasteur avide d’argent abusant de la crédulité de ses fidèles. Comme le rappelait l’ethnométhodologiste Harold Garfinkel, l’ « acteur n’est pas un idiot culturel », c’est à dire qu’il est en mesure de savoir ce qu’il fait quand il le fait, et qu’il n’y a pas que les personnes extérieures, les chercheurs par exemple, qui sont en mesure d’apporter les « vraies raisons » de tel ou tel comportement.
La question de l’argent au sein de ces communautés évangéliques pointées du doigt dans ce genre d’affaires, à savoir les Eglises issues de l’immigration, est particulièrement complexe, dans la mesure où elle ne peut être réduite à une simple question financière, mais constitue une question religieuse à part entière. Quand j’ai débuté mon travail de terrain sur les Eglises évangéliques, j’ai été frappé de constater que la question de la participation financière des fidèles revenait avec insistance dans la bouche des pasteurs. Certains n’hésitaient pas à rappeler au moment des « offrandes » (le terme n’est pas anodin) qu’il était du devoir des fidèles de verser la dîme. Et les pasteurs de citer les versets bibliques justifiant une telle pratique. Cette dimension religieuse des « offrandes » explique que ces dernières possèdent parfois leur propre rituel. Les fidèles sont invités à glisser leurs « offrandes » dans une enveloppe, à venir au pied du pupitre pour la déposer dans une urne ou un panier, et parfois serrer la main du (ou des) pasteur(s). Cette ritualisation (ou mise en scène) des « offrandes » est également l’occasion pour chacun de montrer aux yeux de tous qu’il participe activement à la bonne marche de la communauté. Ces quelques éléments suffisent à montrer qu’il y aurait une belle « anthropologie des offrandes » à conduire. A moins qu’elle n’existe déjà.
Il ne faut pas oublier non plus que pour ces communautés qui s’inscrivent dans une tradition protestante bien ancrée, avec pour principe directeur l’autonomie de la communauté locale, les dons des fidèles sont essentiels car ils constituent la source principale (sinon unique) de revenus, et qu’il n’existe que rarement des systèmes de péréquation par lesquels les communautés les plus riches aident financièrement les communautés les moins biens dotés financièrement.
En dernier lieu, l’engagement financier des fidèles vient sanctionner et s’assurer de l’engagement personnel. Je renvoie ici à la théorie des « free riders » proposée par Laurence Iannaccone dans un article fameux, « Why strict churches are strong ? » (American Journal of Sociology, Vol. 99 Number 5 : 1180-1211). La thèse de l’auteur est clairement affirmée dans le résumé en tête de l’article : « la rigueur (« strictness ») rend les organisations plus fortes et plus attractives car elle limite la présence de resquilleurs (« free-riders » ; le terme se traduit parfois par « passager clandestin »). Elle élimine les membres qui ne s’engagent pas suffisamment et stimulent au contraire la participation des autres membres ». Iannaccone rappelle que le bon fonctionnement d’un groupe religieux dépend de l’engagement et de la participation de chacun, de sorte que chacun a intérêt à fortement s’engager : « Traduit en langage économique, la religion est une « commodité » produite collectivement. Ma satisfaction religieuse dépend ainsi autant sur ce que j’apporte (« inputs ») que sur ce qu’apportent les autres. La satisfaction et l’enseignement que je tire de l’office du dimanche ne dépend pas seulement de ce que je vais y apporter (par ma présence, mon chant, la manière d’accueillir les autres) ; cela dépend également de la manière dont se comportent les autres (p. 1184) ». Les « free riders » sont ceux qui tirent profit de la communauté sans y apporter quoi que ce soit ou en se limitant au strict minimum. Si trop de personnes se comportent ainsi, la communauté est menacée. Iannaccone examine les différentes façons de limiter ce phénomène des « free riders ». La rigueur de l’engagement de certains groupes religieux est un type de réponse : « les membres potentiels ont à choisir entre un engagement total, et pas d’engagement du tout (p. 1188) ».
Ce petit détour par un article stimulant, mais également très controversé (pour une critique accessible en français de ce courant de la sociologie des religions, voir l’article de Steve Bruce, « Les limites du marché religieux », Social Compass, 53(1), 2006, p. 33-48) nous permet de mieux comprendre le rôle de l’argent dans certaines Eglises évangéliques, de même que sa mise en scène qui participe d’une mise en visibilité du don. La « dîme » peut être interprétée comme une forme d’investissement dont le fidèle attend un retour (pas celui du Christ !). Si les fidèles donnent beaucoup c’est qu’ils reçoivent beaucoup (des biens qui prennent une forme spirituelle, mais également parfois matérielle). La dîme serait alors une manière de « fidéliser » les fidèles qui n’auront jamais aussi bien portés un tel nom. Il est étonnant que dans son article, Iannaccone ne fasse que très peu référence au rôle de l’argent au sein des communautés religieuses, alors même qu’il propose une approche par le marché. Il ne s’agit là que d’hypothèses à débattre.
Marché libre ou marché régulé ?
L’affaire du pasteur Lezoka a attiré l’attention sur d’autres affaires similaires qui se sont (ou se seraient) produites dans des Eglises montréalaises. Un article du journal La Presse rapportait ainsi en novembre 2010 que « dans une église du quartier Ahuntsic de Montréal, samedi, le nouveau Regroupement des présumées victimes des abus pastoraux a lancé un appel à tous les fidèles qui s’estiment floués. « À ce jour, sans publicité autre que celle du bouche à oreille, le Regroupement a reçu des témoignages d’abus provenant d’au moins cinq autres assemblées indépendantes du Québec», indique la lettre qu’il a envoyée récemment aux ministres de la Justice, de la Sécurité publique et de la Culture. Cette lettre réclame aux ministres la création d’un comité de surveillance ou d’un poste d’ombudsman pour agir envers les églises indépendantes québécoises, un peu comme agit le comité des plaintes du Collège des médecins ou celui du Barreau ou celui des comptables (La Presse, en date du 15 novembre 2010)».
J’ai mis en gras la fin de l’extrait tant il me semble étonnant, notamment par la comparaison explicite établie entre les pasteurs, les médecins et les comptables. Les fidèles pourraient ainsi saisir un « collège des pasteurs » pour dénoncer des abus. Si l’opinion publique s’accorde assez facilement sur les « bonnes pratiques » d’un médecin ou d’un comptable, comment définir des normes comportementales pour un pasteur ? Et surtout, qui est en mesure de les définir ? Pas l’Etat laïc, en tout cas. Par ailleurs, la comparaison laisse entendre que les fidèles entendent appliquer dans le champ religieux des règles et des normes effectives dans d’autres domaines. Cette demande de régulation par les pouvoirs publics témoigne d’un curieux paradoxe qui souligne le rôle ambiguë de l’acteur public dans ses relations avec le religieux : si les acteurs religieux attendent de l’Etat de leur garantir une marge de manœuvre suffisante pour conduire leurs activités (une forme de libre entreprise religieuse), il existe dans le même temps une attente dans la mise en place de bornes ou de repères. Si de telles bornes peuvent exister dans une institution comme l’Eglise catholique où la ligne de démarcation est celle dessinée par l’institution, il n’existe rien de tel dans le cas protestant. Tout se passe comme si les « victimes des abus pastoraux » se tournaient vers le politique pour mettre en place des « garde-fous ».
Si une telle demande de la part de ces « déçus » peut sembler anecdotique, elle pointe du doigt un des enjeux à moyen terme pour les évangéliques montréalais : celui de l’institutionnalisation. Par ce terme, je désigne un processus par lequel les pasteurs et les responsables religieux mettent en place des structures tierces offrant un certain nombre de repères et de normes acceptés collégialement, quant au fonctionnement des Eglises. De ce point de vue, il est intéressant de comparer les situations françaises et québécoises. En région parisienne, il existe un processus d’intégration des Eglises issues de l’immigration au sein d’organisations protestantes (la Fédération Protestante de France ou le Conseil National des Evangéliques de France), mais rien de similaire au Québec où les dénominations et les familles d’Eglises ne possèdent pas de plate-forme commune (s’il en existe une, j’ai raté un épisode).
Pratiques de sorcellerie/délivrance (1), détournements d’argent (2) deviennent des scandales publics, en plus d’être (sous forme d’accusation d’emprise démoniaque ou d’appat du gain) des accusations internes.
Il me semble qu’il existe un 3e axe d’accusations, qui ne passe pas à l’espace public, les incartades sexuelles des pasteurs.
Bonjour,
Le pasteur Etienne Durand, exécuté à Montpellier pour sa foi (protestante), avait été arrêté dans les Boutières et détenu dans un château proche de son lieu d’arrestation (en Ardèche par conséquent). Le curé du coin lui a rendu visite. Sa requête : que Pierre Durand lui rende l’argent qu’il aurait perçu des mariages réalisés au Désert ; le pasteur n’avait rien perçu en l’occurrence. Le curé semblait passablement intéressé par l’aspect pécuniaire et le manque à gagner de la progression, heureuse, de la foi protestante en cette région.
Cette histoire illustre le fait qu’aucune religion ou mouvement n’est à l’abri des dérives sur le plan financier. Il est étrange de voir qu’à l’heure actuelle, le débat ne se pose pratiquement jamais pour l’église catholique, les musulmans ou le judaïsme, ou si peu. En revanche, les mouvements protestants sont sans cesse l’objet de ces critiques.
Merci pour ce rappel historique. Je ne partage pas complètement votre remarque final. Des débats sur l’argent ont agité l’Eglise catholique quand des critiques ont été faites à l’encontre des communautés nouvelles, notamment la Communauté des Béatitudes. Je me souviens d’un livre à charge particulièrement virulent. Il me semble que la spécificité protestante, et encore plus évangélique, tient avant tout dans un discours, quasiment une théologie, de l’argent. Ceci reste à creuser.
Votre remarque est judicieuse. En réalité, je pensais à ces reportages que les journalistes français nous proposent à longueur d’année dont le but est souvent de dénigrer les Evangéliques en se focalisant sur les dérives.
Le discours de l’argent vient d’une mode outre-Atlantique. Pour y avoir vécu plusieurs années, je me suis rendu compte que l’argent n’est pas tabou aux USA. Ceci est vrai également dans le milieu évangélique.
En France, en revanche, les choses sont plus nuancées. Il y a des mouvements relativement récents qui se basent sur ce que l’on appelle « l’Evangile de la prospérité ». Cette vision n’est pas partagée par tous, même au sein des Pentecôtistes, et heureusement. Pour moi, ce sont des méthodes de manipulation dont le but est l’enrichissement personnel.
Le but des appels d’argent (offrandes) doit être de subvenir aux besoins de la communauté (locaux, salaire du pasteur, véhicule éventuellement, aide aux nécessiteux). Vous savez bien qu’à la différence des catholiques pour qui les églises construites avant 1905 sont propriété de l’état, les frais liés aux locaux pour notre mouvement sont à la charge des croyants.
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