ci-contre, le drapeau du Nunavut.
Connaissez-vous le Nunavut ? Non ?! C’est un tort. Il s’agit d’un des trois « territoires » canadiens (pour information, le Canada est divisé en « provinces », dont le Québec, et en « territoires ») couvrant plus de 2 millions de Km2, pour une population d’à peine 35 000 âmes, répartis en 25 communautés. Situé entre les 60° et 80° de latitude Nord, le Nunavut connaît des conditions climatiques particulièrement rudes.
Dans son cahier « Focus » du samedi 2 avril 2011, le Globe and Mail (l’équivalent du Monde au Canada) a consacré un long article sur les problèmes sociaux du Nunavut, notamment une violence disséminée à tous les niveaux de la société. Pour indication, le taux de crimes violents y est 9 fois plus élevé que dans le reste du Canada, et le taux d’homicide 10 fois plus. A cela s’ajoute les violences que les gens s’infligent à eux-mêmes: les hommes âgés entre 15 et 24 ans, ont un taux de suicide 10 fois supérieur à leurs congénères canadiens. Bref, ces quelques chiffres en disent déjà beaucoup sur l’ampleur des difficultés des Nunavummiut, composés à près de 85% d’Inuits.
Si je parle du Nunavut, c’est que l’article du Globe and Mail fait référence à la présence pentecôtiste dans ce vaste territoire. C’est ainsi l’occasion de dire quelques mots de la présence pentecôtiste dans les régions proches du cercle polaire, alors même que nous connaissons plutôt le travail missionnaire pentecôtiste en Afrique ou en Amérique latine. Ce qui est intéressant, c’est que le Pentecôtisme décrit dans l’article est intégré à des formes de psychologie et de thérapie de groupe, permettant à des personnes généralement peu écoutées et peu enclines à partager leurs difficultés, d’extérioriser leur mal-être. Si l’article ne le précise pas, il semble qu’on est assez proche des pratiques de « guérison » que l’on trouve dans certaines Eglises pentecôtistes et charismatiques.
Je vous livre l’extrait de l’article, avec une traduction « maison » (afin de fluidifier la lecture j’ai passé le texte au présent) :
« Bruce Hadley, un psychologue clinicien, est également attablé dans la salle du restaurant. Il profite de la présence d’ouvriers qui avalent la fin de leurs parts de tarte, pour recruter des participants à une séance de « guérison communautaire » organisée le soir même dans la salle de la mairie. « Je promets que ce sera une séance particulièrement riche », affirme-t-il. « Les gens se lèvent, s’approchent en avant, confessent leurs pêchés, chantent et pleurent. Quand ils sont emplis de l’Esprit, j’en ai vu certains littéralement vomir le mal sur le sol ».
Vers 7h00 du soir il choisit une chaise parmi les 150 installées. Sont présents, des chasseurs aux visages fermés, des adolescents boutonneux, et même des bébés. Cette soirée constitue le point d’orgue d’une visite de trois jours d’un groupe de guérison composés d’hommes originaires de Coral Harbour. Le docteur Hadley, qui a travaillé pendant plusieurs décennies dans des prisons, fera office de médiateur. D’un point de vue clinique, l’approche n’est pas vraiment orthodoxe : le groupe de Coral Harbour, accompagné d’un groupe de musique rock, anime en fait un service de prière pentecôtiste.
« Mes collègues risquerait de ne pas cautionner ce type de pratiques », dit-il. « Mais après avoir fait cela pendant près de 40 ans, j’ai compris que présenter le processus thérapeutique en des termes religieux (« spiritual » en anglais : j’ai eu un conflit de traduction) le rendait plus facile à comprendre. Ces gens sont très religieux, et l’ont toujours été, nous ne devrions pas lutter contre cela ».
Le groupe de Coral Harbour a été fondé il y a 4 ans par Willie Eetuk. Ce dernier comprit qu’il devait parler de ses propres addictions pour convaincre les gens. Ne trouvant aucune aide du côté des responsables politiques, il lança un message sur une radio locale. La première réunion attira une quinzaine de personnes. Très vite, le groupe en rassembla 50.
Noel Kaludjuak était un des premiers membres. « J’étais un alcoolique », confie-t-il. « Je buvais à cause de mon passé. Dans les années 60, le gouvernement força mes parents à rejoindre une « communauté », mais mon père continua à chasser. J’ai donc grandi sans père, comme beaucoup d’entre nous. Nous n’avons pas appris à tenir un foyer, à être tout simplement des hommes. Alors nous avons trouvé un refuge dans la drogue. Quand mon père revenait à la maison, il frappait ma mère. Ce que je fis également. Je me suis totalement coupé du monde ».
Le groupe entame une nouvelle chanson. Alors que la grosse caisse se fait entendre, une femme se mit debout, leva ses bras comme pour toucher les cieux. Une douzaine de personnes l’imitèrent. Les hommes de Coral Harbour imposèrent les mains à une famille de 5 personnes qui s’étaient avancés, leur disant que Jésus connaissait leurs pêchés, mais que pourtant il les aimait toujours. Une femme chancela, prête à tomber au sol, et le groupe d’hommes la retint dans sa chute. Un homme souffrant de maux de dos, dit qu’il se sentait guéri.
Quand les musiciens ont fini, plusieurs hommes prennent tour à tour le micro. « J’ai fait du mal à ma famille » sanglote John Tinashlu. « J’ai élevé ma voix et mes poings. J’ai dit cette prière et je la redis devant vous. Je n’ai pas été un bon père. Je buvais. Je ne peux désormais plus le cacher. Je t’aime mon fils, Je te faisais du mal et j’accusais les autres. C’est tout ».
C’est à la fois une chahut, un ravissement (dans son sens religieux, « rapture » en anglais), un moment d’écoute et de réconciliation. Après les 4 heures de réunion, les 200 personnes prennent le chemin de la sortie, essuyant leurs yeux gonflés par les larmes.
Si les groupes d’entraide et l’évangélisme ne sont certainement pas les remèdes à tous les maux du Nunavut, ils permettent néanmoins à mettre des mots sur les « démons » personnels, une manière non violent de relâcher la pression.
Si l’ont se souvient qu’il existe deux types de définition de la religion : une première substantielle, insistant sur les manifestations et les caractéristiques intrinsèques de la religion, et une seconde fonctionnelle, s’intéressant aux effets et aux fonctions de la religion dans pour des groupes ou des individus, l’extrait du Globe and Mail montre qu’on est ici une belle illustration de la seconde définition. On ne dispose évidemment pas d’assez d’éléments, mais on a bien l’impression que les pratiques pentecôtiste (la musique, les chants, l’imposition des mains…) sont davantage des outils en vue de libérer la parole des individus. Ainsi, on aurait une sorte de « Pentecôtisme fonctionnelle » où ce qui compte n’est pas tant la « nouvelle naissance » spirituelle de la personne mais davantage une « nouvelle naissance » sociale, rendue possible par la parole libérée. Ceci invite à deux commentaires :
– tout d’abord, un tel exemple pose la question fondamentale de la (ou les) raison(s) de la conversion. On voit ici que la conversion s’inscrit dans un cadre qui va bien au-delà du religieux, et qui intègre l’ensemble de la biographie individuelle.
– Ensuite, le cas présenté ci-dessus invite à faire preuve de mesure quant aux thèses qui expliquent le succès pentecôtiste par sa capacité à se reproduire comme « pur religieux » (l’expression est d’Olivier Roy) dans différents contextes culturels. Ici, le Pentecôtisme se trouve intégré (ou est-ce l’inverse ?) dans une démarche thérapeutique et devient quasiment un langage permettant d’opérer un processus de « traduction » de manière à être compris de la population locale.