ci-contre, l’intérieur de l’église Sainte-Brigide de Hilde
Ma rencontre avec Patrick Lagacé
Quelques mots à propos de la dernière émission des Francs-Tireurs sur Télé-Quebec (épisode 354). Pour les non-Québécois, les Francs-Tireurs est une émission réputée pour la forte personnalité des deux co-animateurs : Richard Martineau, chroniqueur pour le tabloïd le Journal de Montréal, et Patrick Lagacé, chroniqueur pour le journal La Presse.Il y a de cela quelques semaine j’ai reçu un coup de fil de la recherchiste de l’émission. Elle m’expliqua qu’un reportage sur le renouveau missionnaire évangélique à Montréal serait diffusé dans le cadre de l’émission. Pendant une petite heure je présentais donc à la recherchiste les grandes problématiques liées au sujet. Au cours de la discussion, je compris que l’accent serait mis sur la présence de missionnaires venus des États-Unis, sujet que je connais peu, mais cela m’a ouvert des perspectives et mériterait sans doute qu’on s’y arrête.
A la fin de l’entretien téléphonique, il fut convenu que je répondrai aux questions de Patrick Lagacé au cours d’un entretien. Le lieu de l’interview aurait son importance : une église désaffectée serait parfaite ! Et à Télé Québéc on est de parole puisque quelques jours plus tard, la recherchiste m’apprenait que l’entretien aurait lieu dans l’église Sainte-Brigide de Kildare, une église qui sera bientôt reconvertie en centre communautaire. Une ancienne église catholique pour parler des missionnaires évangéliques, étrange…
Le jour J, je débarque dans une église vide, mais copieusement illuminée (voir la photo plus haut). Patrick Lagacé m’accueille et m’explique le déroulement de l’interview. Je découvre assez vite que ce dernier n’est pas un grand fan de la religion et les questions s’en ressentent. Et là, grand moment de solitude : comment répondre de manière nuancée, en quelques mots, sans paraître trop tiédasse ou trop mou ? Comment dire qu’une communauté évangélique ce n’est pas forcément une grosse entreprise de lavage de cerveau ? Bref, ce décalage entre la parole du chercheur et celle du journaliste est bien connue, et les chercheurs qui ont eu à parler de leurs travaux dans un cadre journalistique se sont fréquemment heurtés à cet écueil. C’est à la toute fin de l’interview que j’ai compris le choix de l’église désaffectée. De mémoire : « Monsieur Dejean, cette église désaffectée, c’est bien le signe de l’échec du Christianisme (je ne sais plus si le terme employé était « Christianisme » ou « religion ») au Québec ? ». Petit malin, va ! J’ai simplement répondu que c’était uniquement le signe d’un déplacement du fait religieux dans l’espace urbain. J’aurais très bien pu les amener de l’autre côté du Saint-Laurent, à Longueuil, dans la megachurch Nouvelle Vie (pour en savoir plus sur cette Eglise, je vous renvoie au livre Dieu XXL de Sébastien Fath), où tous les dimanches, plusieurs milliers de personnes se rassemblent pour le culte, dans un bâtiment qui relève davantage du centre commercial de banlieue que de l’église traditionnelle.
Deux jours avant la diffusion de l’émission, la recherchiste m’appelle et m’annonce que l’émission sera diffusée le 23 novembre. Le jour J, deux heures avant l’émission, je reçois un mail, je n’ai pas eu droit à un coup de fil cette fois-ci : « le réalisateur vient de m’annoncer qu’il a dû couper quelques minutes dans le reportage de ce soir sur les missionnaires évangéliques et que ces quelques minutes comprenaient le segment où vous apparaissiez ». Ah ben c’est bête, les parents n’auront même pas le bonheur de me voir en compagnie de Patrick Lagacé.
Le reportage
Plus sérieusement, qu’en est-il du fond ? L’idée sur le papier était vraiment alléchante : plutôt que de voir le Québec comme une terre déchristianisée, déplacer la focale, et voir comment de nouvelles formes de missions s’y déploient. La question des « missions inversées » – des missionnaires venues d’Afrique opérant en Europe ou en Amérique du Nord – est même effleurée au début du reportage quand P. Lagacé s’entretient avec le pasteur de la Communauté Charismatique de Mangembo, une Église congolaise qui a fait de Montréal la tête de pont de son développement en Amérique du Nord. Malheureusement, il y a au final assez peu de contenu. En gros, on nous apprend qu’il y a Montréal des pasteurs américains qui veulent annoncer Jésus aux Québécois et… et c’est tout. Rien sur les jeunes que l’on voit assister aux cultes (leurs motivations, leurs attentes, leurs origines), rien sur l’ampleur du phénomène à Montréal, rien non plus sur le contenu du message. Le reportage s’achève sur le constat qu’il n’est pas certain que ces Églises connaissent le succès car elles sont contre l’avortement et contre l’homosexualité. Autrement dit, leur rigorisme sur les questions morales serait un obstacle à leur croissance. Pourtant, on vient de nous montrer, qu’elles attirent du monde. Par ailleurs s’il y avait un lien entre le succès d’une organisation religieuse et son acceptation de certaines évolutions sociétales, les paroisses protestantes plus « libérales » sur ces questions seraient remplies. Or, c’est loin d’être le cas. C’est justement là que se loge un paradoxe intéressant. Pour paraphraser le titre d’un article de Laurence Iannaccone : « Why strict churches are strong ? » Telle est la question.
Une remarque – qui va introduire un axe de recherche encore à explorer – à propos de l’une des communautés montrées dans le reportage. Il s’agit d’Initiative 22, à la tête de laquelle on trouve Dwight Bernier un jeune pasteur américain qui a, je crois, des origines québécoises. Le cas d’Initiative 22 est particulièrement intéressant. D’abord, à aucun moment, le pasteur ne parle d’une Église au sens institutionnel. Sur le site internet – montre moi ton site et je te dirai quelle Église tu es – le terme d’Église n’est pas employé. Sous le logo, sont inscrits seulement trois mots : « gospel/community/mission ». Il s’agit donc d’une « communauté » et non d’une « Église ». Ce choix de vocabulaire est à rapprocher d’un autre élément. Dans le reportage, on voit le pasteur s’adresser à l’assistance, avec en arrière fond un écran géant sur lequel est écrit : « Jesus hates religion » ; Jésus déteste la religion ? Ce qui apparaît comme un paradoxe est en fait parfaitement en phase avec la foi de certains évangéliques. La fondation d’une Église locale s’accompagne fréquemment d’une rhétorique du retour aux origines, c’est-à-dire un retour à la communauté primitive, celle des premiers disciplines. C’est assez facile quand l’organisation débute, mais qu’en est-il 5, 10 ou 15 ans après ? Comment s’institutionnaliser – c’est-à-dire mettre en place des structures permettant le fonctionnement efficace du groupe – sans pour autant devenir une institution dont le modèle repoussoir est l’Eglise catholique. Il y a là une équation complexe que l’on observe dans toute les grandes Eglises : comment conserver l’esprit des origines, alors même que la structure de l’organisation s’est modifiée et exige un mode de fonctionnement plus « bureaucratique » ?
Alors pourquoi Jésus déteste la religion ? Pourquoi le refus de l’institution ? Parce que dans les deux cas, on a une forme de religieux routinisé, engourdi dans la force de l’habitude. Pour caricaturer, c’est aller à la messe ou au temple le dimanche matin uniquement parce que l’on a toujours fait ainsi et qu’il n’y a aucune raison de changer. D’autant plus que la pratique religieuse est généralement intégrée à d’autres formes de sociabilité (le scoutisme pour les jeunes, par exemple). Dans l’institution, le lien entre les fidèles repose sur une organisation, alors que dans la communauté, le lien, c’est le fidèle lui-même, au travers sa relation avec le Christ. Sur le plan théologique, on retrouve le passage de l’Ancien Testament (les rites, les codes, les interdits) au Nouveau Testament (le dépassement et l’accomplissement par le Christ). Je ne m’embarque pas là-dessus, je ne connais pas assez.
Initiative 22 : une Église « missionelle » (« missional church »)
Last but not least, au regard du site internet d’Initiative 22 ma première réaction fut d’y voir un exemple parfait du courant connu sous le nom mystérieux d’« Églises émergentes » (« emerging churches »), parfaitement analysé par Eddie Gibbs et Ryan Bolger dans Emerging churches : creating Christian community in postmodern cultures. Le site de la Fédération Romande d’églises évangéliques propose un éclairage en français sur ce courant. En quelques mots, les « Eglises émergentes » sont moins un courant théologique clairement identifié qu’un ensemble d’initiatives éparses qui ont par la suite circulé et ont été regroupées sous ce terme. Gibbs et Bolger souligne que l’Église telle que nous l’avons connue jusqu’à maintenant était adaptée pour la société moderne, il s’agit maintenant d’imaginer, d’inventer, des formes ecclésiales qui répondent aux défis de la culture postmoderne, caractérisée dans le domaine de la religion par une individuation du croire, une méfiance accrue envers les institutions établies, et une forme de relativisme issue de la cohabitation des croyances dans une même société.
Si Initiative 22 semble se rapprocher des expériences conduites par les « Eglises émergentes », elle se rapproche davantage du courant dit « missionel » (« Missional churches »). Les auteurs du livre Missional Chucrh : vision for the sending of the Church in North America (Darrell L. Guder (ed.), Edmans Publishing Co, 1998) reconnaissent les mutations majeures de la société nord-américaine à la fin des années 90 (le livre est de 98), mais insistent davantage sur une redéfinition de la « mission » dans ce nouveau contexte culturel. Ils écrivent ainsi : « with the terme missional we emphasize the essential nature and vocation of the church as God’s called and sent people » (p. 11). Je ne vais pas entrer ici dans une discussion théologique que je ne maîtrise d’ailleurs pas, mais simplement souligner comment Initiative 22 traduit cette idée. On lit sur le site internet d’Initiative 22 : « Our vision is to plant missional communities and local gatherings throughout the city of Montreal. This is a long-term vision which requires many people loving Jesus, being in community and being on mission. We plan on using people’s gifting and training them in areas of calling so that the kingdom can be expanded in many different facets of the city. Our desire is to see a missional community and gathering in as many different neighborhoods, languages and cultures as possible! » Au regard d’une telle affirmation, le géographe attentif aux faits religieux se demande quelles sont les traductions spatiales d’un tel programme. Cela signifie-t-il notamment la mise au second plan des lieux de culte traditionnels et la valorisation de formes nouvelles d’interactions entre les membres d’une communauté et ceux vers lesquels est orientée la mission.