Il y a quelques mois j’avais rédigé une note sur un reportage de France 2 qui revenait sur une bien étrange affaire, mêlant sorcellerie, engagement chrétien et drame familial. Cette affaire interrogeait directement le rôle de la sorcellerie au sein de certaines assemblées chrétiennes, en particulier celles issues de l’immigration africaine.
Dans le numéro 63 (octobre 2012) de l’excellente revue Philosophie Magazine, l’ethnopsychiatre Tobie Nathan signe un article passionnant sur le cas des enfants sorciers avec lesquels il a été en contact dans le cadre de ses activités à l’hôpital Avicenne de Bobigny.La première rencontre de Tobie Nathan avec le phénomène des enfants sorciers remonte à la fin des années 1980 quand un jeune garçon d’origine congolaise, violenté par des membres de sa famille, se présente à l’hôpital. Entendu par un psychologue congolais, l’enfant avait déclaré: « j’ai mangé mon petit frère ».
Une telle affaire, en contexte français, semble tout d’abord illustrer la rencontre conflictuelle entre deux systèmes explicatifs: la science médicale occidentale et la magie des sociétés dites « traditionnelles. Mais tout ne se réduit pas à une simple opposition entre raison et croyances, science et magie.
Tobie Nathan rappelle en effet que le phénomène des enfants sorciers a fait son appel au cours des années 1980 au Congo, dans des sociétés nouvellement urbanisées, et traversées par des mutations et des reconfigurations sociales profondes. Cela signifie que ce phénomène n’est pas tant la rémanence d’une pratique ancienne que la mutation d’une tradition en fonction d’un nouveau contexte social.
Cette nouvelle forme de sorcellerie trouve un cadre d’énonciation original dans les Églises évangéliques. Je cite l’article: « Mais il est un autre facteur, sans doute plus décisif dans l’apparition des « enfants sorciers », c’est le lieu d’expression de ces accusations, ces milliers – ces dizaines de milliers, sans doute – d’églises d’obédience pentecôtiste ou évangélique, qui ont toute pris pour philosophie explicite la lutte contre la sorcellerie. La plupart des sermons qui y sont prononcés s’attachent à cet objectif invraisemblable, surréaliste, mais qui questionne notre monde au plus profond de ses choix: l’éradication totale de la sorcellerie. C’est dans ces églises que les suspicions sont d’abord énoncées, la plupart du temps par des « visionnaires » en état de transe ».
Les propos de Tobie Nathan me rappellent ici une réflexion de l’anthropologue Sandra Fancello, fine connaisseuse de la réalité de la sorcellerie dans les Églises africaines: cette dernière souligne en effet un paradoxe intéressant: plus les Églises prétendent se débarrasser de la sorcellerie, plus elle l’intègre dans leur propre pratique. Tout se passe comme si ce n’est pas tant l’éradication qui était envisagée, mais davantage l’intégration dans un répertoire de pratiques connus et légitimés.
Le format de l’article fait que beaucoup de questions sont posées, mais toutes les réponses ne sont pas apportées, notamment en ce qui concerne les aveux formulés pas les enfants accusés, et les récits auxquels ils donnent lieu. En effet, non seulement les enfants avouent, mais ils proposent des récits construits dans lesquels ils livrent force détails de leurs activités magiques. Par ailleurs, Tobie Nathan est placé face à un paradoxe qui mériterait un développement. Il écrit ainsi: « L’enfant sorcier peut s’immiscer dans l’intimité d’un foyer et répandre la mort sans avoir été identifié. Nous voilà aux antipodes de l’enfant-roi de nos sociétés chrétiennes, structurées autour du noyau d’un dieu-enfant. L’opposition est ainsi établie entre sociétés chrétiennes et sociétés animistes dans lesquelles se déploierait le phénomène des enfants sorciers. Or, ce dernier s’observe au sein d’Églises… chrétiennes. Encore une fois, ce n’est pas tant une opposition qu’il faut souligner, mais davantage la déclinaison originale de l’univers chrétien dans une direction inédite.
Pour en savoir davantage: un texte de l’anthropologue Bernard Boutter publié sur son site personnel (il offre également des éléments bibliographique), l’excellent article de Sandra Fancello paru dans les Cahiers d’études africaines, et également dans la même revue un article de Joseph Tonda portant spécifiquement sur les enfants-sorciers. Je renvoie également à un rapport de l’Unicef: Les enfants accusés de sorcellerie: Étude anthropologique des pratiques contemporaines relatives aux enfants en Afrique.
Enfin, Tobie Nathan possède un blog, régulièrement actualisé.